La Citadelle du Vertige

Il était une fois, un édifice d'une hauteur démesurée, habité par un peuple de bâtisseurs qui visait les étoiles...

Mewen Michel 01 décembre 2021

Cette histoire est inspirée du roman La Citadelle du vertige d'Alain Grousset, publié en 1991 aux éditions Hachette Jeunesse.

Il était une fois, dans un monde très étrange, un édifice d'une hauteur démesurée. Un édifice magnifique, mais inachevé. Si les derniers étages construits ressemblaient à un gratte-ciel, en se penchant au-dessus du parapet, on observait que l'architecture avait évolué au fil des siècles de construction. Le gratte-ciel reposait sur un immeuble art nouveau. Qui s'appuyait sur un genre de manoir baroque. Plus bas, on distinguait une immense flèche qui s'élevait d'une cathédrale gothique pour venir soutenir les étages plus récents.

Projet d'une civilisation, la Citadelle était également son foyer. Logeant dans les derniers étages sans jamais redescendre, ce peuple de bâtisseurs avait pour unique but de se rapprocher des astres. "Le ciel est la limite", "l'avenir est dans les étoiles" pouvait-on lire sur nombre de frontons de maisons et de bâtiments officiels.

Des générations s'étaient succédé à la construction dans cet unique but. Une mer de nuage enserrant perpétuellement la Citadelle, le souvenir des fondations, dont on était convaincu qu'elles étaient solides et éternelles, n'avait pas survécu au temps dans la mémoire des habitants.

D'ailleurs, on disait qu'à l'origine, le temps avait changé de forme. On disait qu'en s'élevant dans les airs, on s'était élevé au-dessus des perpétuels et impitoyables cycles des lunes et des saisons. On disait qu'en fondant la Citadelle, on avait donné un sens à l'histoire des Hommes. Viser les étoiles, tel devait être le mantra de chacun. Monter les voûtes, élever les murs.

Redescendre signifiait trahir ses semblables. Aller dans les étages inférieurs était défendu. Les renégats étaient exclus.

Les individus les plus méritants vivaient ainsi au dernier étage, au plus près du but, juste sous le niveau en construction. Les autres se partageaient les pièces en dessous, plus sombres. Les exclus ne pouvant pas survivre longtemps seuls, les étages interdits devaient être vides ou hantés de leurs âmes perdues. Au sol, d'après les anciens, le monde sauvage régnait ; des animaux sanguinaires et sans pitié vivaient dans des grottes et sortaient la nuit pour chasser. Si les étoiles semblaient parfois impossibles à atteindre, ces contes venaient stimuler le citoyen en perte de motivation. Si le peuple oubliait pourquoi il visait les étoiles, il redoublait alors d'effort pour pourchasser une invisible cime, s'élever encore.

Cette existence lui semblait absurde, sans autre avenir que celui de monter toujours plus haut, sans fin.1

Au fil des ans et des étages, les habitants de la Citadelle avaient amélioré leurs outils. Désormais, des machines les aidaient dans leurs tâches quotidiennes. Elles avaient remplacé les esclaves, ces renégats utilisés pour les tâches ingrates, bassement matérielles telles que monter les pierres pour la construction et trouver la nourriture, qui étaient depuis rejetés. Les machines se nourrissaient d'énergie, mais de cet approvisionnement aussi, elles étaient chargées. En pleine course vers le ciel, le peuple vivait ainsi confortablement, aux plus hauts niveaux de son évolution.

Le bruit courrait cependant, parmi les sceptiques et les fous, qu'un jour, le peuple avait su construire d'immenses aigles mécaniques pour aller sur la Lune et en revenir, et que ce savoir, comme ces machines, s'était depuis perdu. On disait aussi que le sommet de la Citadelle avait été verdoyant, plein de fruits, d'arbres et de fleurs. Que chacun des habitants avait su cultiver ce qu'il aimait manger. Que des savoirs anciens avaient subsisté du temps où les Hommes vivaient encore de l'énergie du vent, du soleil et de l'eau.

Pourtant, la Citadelle était maintenant tristement grise. On ne savait plus d'où venait la nourriture. Des étages inférieurs ? De la terre ferme ? On ne savait plus d'où venait l'énergie des machines. Des entrailles de la planète ? Des étoiles ? Les bâtisseurs, dans leur hâte, avaient délaissé et laissé mourir ces savoirs. Se dirigeaient-ils vers le sommet de leur civilisation ou étaient-ils revenus au temps où rares étaient ceux qui savaient allumer un feu ?

Ton organisme est habitué à vivre à très haute altitude, il ne supporterait pas le retour à la terre ferme. La pesanteur t’étoufferait.1

Un matin, un homme était revenu des étages inférieurs. Essoufflé. Blême. Les yeux exorbités. Il hurlait. Qu'il avait tout vu. Qu'on avait retiré les pierres des premiers étages pour construire le sommet. Que l'escalier de la Citadelle ne touchait plus le sol. Qu'on avait quitté la planète. Qu'il n'y avait plus d'énergie facile pour les machines. Qu'on ne pourrait plus s'élever. Qu'on reposait sur le vent.

On le fit taire.

Imaginez, si ça se savait. La Citadelle tiendrait-elle toujours ?


Épilogue

L'Homme moderne n'est pas au sommet de l'évolution. Les hominidés ne se sont pas peu à peu relevés pour aboutir à l'humain. Nous ne sommes pas plus évolués que le reste du vivant.

(M. Garde, CC BY-SA 3.0)
La Marche du Progrès, une vision archétypale de l'évolution, car scaliste (conception du vivant selon une hiérarchie stricte liée à la complexité) et anthropocentrique.

Il en va de même pour les technologies : les meilleures inventions ne sont pas forcément utilisées et n'ont pas nécessairement survécu au temps, les solutions sous-optimales peuvent perdurer massivement. Sinon, comme le fait remarquer Léo Grasset2, nous n'aurions plus de papier toilette, de brouette à la mode européenne ou de hache pour faire le bois.

La démarche low tech n'est pas contre le progrès, les nouvelles solutions ou la modernité. Elle n'est pas un retour à la grotte, à la bougie ou au modèle Amish.

Il ne s’agit pas d’idéaliser les technologies passées dans une démarche technophobe et un refus dogmatique du progrès ; il n’est pas non plus question de fantasmer un “État de Nature” auquel serait destiné l’humanité, ou de prôner la sobriété de manière moralisatrice. La base de ce questionnement part en revanche d’un constat simple : notre type de développement est incompatible avec les limites planétaires.

Construire un avenir désirable, convivial et Low-Tech, voilà une mission digne des personnes prêtes à s’engager pour Demain [...], dans une nouvelle vision du progrès centrée sur les besoins réels de la société et les contraintes environnementales.3

— Ingénieur·es Engagé·es

Ce n'est probablement pas la course en avant technologique qui nous sauvera, car elle n'a fait qu'empirer le problème jusqu'ici. Si une solution technologique s'inscrit dans une démarche globale de sobriété, elle peut être utile, mais ne doit pas devenir un but en soi.

L’innovation doit nous permettre d’être satisfaits et heureux avec moins.

Pas créer du superflu.

Il n’y a pas d’innovation miracle, qui permettra de consommer toujours plus en réduisant notre impact sur l’environnement.4

— Time For The Planet

Construisons des ponts, gardons les pieds sur terre, prenons soin des précieuses pierres plutôt que de persister à hisser notre Citadelle.

On s'bat pour être à l'avant dans un avion qui va droit vers le crash.5

— Orelsan

Sources


  1. La Citadelle du vertige — Alain Grousset, 1991 

  2. Pourquoi le PQ est sous-optimal (et comment le réinventer) — Léo Grasset, DirtyBiology, 2019 

  3. Un autre récit du progrès : la perspective Low-Tech — Nicolas, Sophie, Michel, Judith, Ingénieur·es Engagé·es, 2019 

  4. On entend parfois que l’innovation n’est pas compatible avec la sobriété. — Time For The Planet, 2021 

  5. L'odeur de l'essence — OrelSan, 2021